Interview de Roger Taylor par Arnaud Berreby(toutelaculture.com).
Lendemain de tempête sur le Royaume-Uni, transports désorganisés, arbres allongés lascifs, décapités, sur les abords de Hyde Park : si le pays ne s’est pas couché durant le Blitz, ce n’est pas une tornade à deux Pounds qui le départira de son impassibilité séculaire : « Keep Calm and Carry On », telle est la devise de la royauté qui inspira tant de ses sujets, à commencer par l’homme du jour que je rencontre dans une suite d’hôtel non loin de Buckingham Palace : Roger Taylor. Roger Taylor donc, batteur et membre fondateur du groupe Queen, combo aux 330 millions de galettes écoulées, lauréat du record de l’album le plus vendu de tous les temps en Grande Bretagne (Greatest Hits, 1981), loin devant les Beatles et les Rolling Stones, excusez du peu ! Notre musicien est le créateur de certains des plus mémorables succès du groupe ( « Radio Gaga », « A Kind Of Magic », « Days Of Our Lives »…), mais également le premier des quatre à se lancer en solo sous son propre nom d’abord, puis en créant ensuite un autre groupe, The Cross. L’actualité du musicien est liée à la parution de son cinquième album solo, Fun On Earth (Universal), à la réédition de l’intégralité de son back catalogue en solo et enfin à la préparation d’un film sur la vie de Freddie Mercury, son ami parti bien trop tôt, compagnon des galères des débuts, bientôt flamboyant meneur du groupe et source principale de son inspiration. Tout cela justifiait bien une rencontre. Londres, lundi 28 octobre 2013 Roger, merci de nous recevoir en ce jour un peu anarchique. Une riche actualité pour vous en ce moment. Sur votre nouvel album à paraître ces jours-ci, Fun On Earth, une chanson politique m’a interpellée, « The Unblinking Eye » Je l’ai écrite en 2009, elle parle de l’engagement de mon pays pour aller se battre en Irak et je bouillonnais littéralement : c’est une chanson sur l’impuissance des peuples face à des dirigeants stupides. Comprenez bien, il y avait une marche de deux millions de personnes dans les rues de Londres pour dire non à cette guerre et nos gouvernants n’en avaient rien à foutre ! Au lieu de s’occuper de la montée paroxystique de la misère qui sévit dans le pays, de l’atteinte permanente aux libertés individuelles, le gouvernement s’est alors engagé dans une guerre couteuse, financièrement et humainement, et immorale. Vous écrivez souvent des textes engagés dans les chansons de vos albums solo, alors que, à contrario, Queen se définissait comme un groupe de divertissement, absolument apolitique. Oui, c’est exact, nous refusions, en tant que collectif, tout message politique et c’est une des raisons qui m’a poussé à m’accomplir dans mes propres albums, à exprimer plus au fond mon ressenti, et d’avoir cette liberté d’expression individuelle sans un de mes amis du groupe venant derrière mon épaule pour me dire : « Tu devrais changer telle phrase ou tel accord, cela sonnerait mieux ! » Les autres membres du groupe refusaient- ils vos chansons politiques ? Non, ce n’était pas le cas car je n’osais même pas leur proposer ! Il n’y a que trois titres, sur l’ensemble de la production du groupe, qui parle de sujets engagés : « White Man », sur la condition des amérindiens, ( A Day At The Races, 1976), « One Vision » (A Kind Of Magic, 1986) et « Innuendo » (Innuendo, 1991), les deux derniers cités étant vos créations, quel hasard ! Oui, mais pour être tout à fait précis, j’ai juste écrit les paroles de « Innuendo » avec la contribution de Freddie pour le pont : ce titre parle de notre engagement sans fin contre le racisme, la superstition et le fanatisme qui règnent sur les religions, toutes ces idées nauséabondes qui fleurissent si bien de nos jours… « One Vision », quant à elle, m’a été inspirée par le fameux discours de Martin Luther King. Je l’ai écrite après notre présence au Live Aid dans un élan d’enthousiasme suite à cette magnifique entreprise créée par Bob Geldof. Parcourons un peu votre carrière solo : sur votre deuxième album, la chanson titre « Strange Frontier » (1984), d’inspiration très Springsteenienne, parle de la guerre froide : « Prends tes enfants pendant qu’il est encore temps /mais tu n’as nul part où aller… » Cela peut sembler dater aujourd’hui, mais la menace nucléaire était très angoissante dans ces années là et me rappelait douloureusement une autre période quand j’étais gamin, durant la crise dite de la Baie des Cochons au début des sixties entre Kennedy et Khrouchtchev. On s’entrainait à se cacher sous la table le plus rapidement possible en cas d’alerte nucléaire, quelle angoisse ! Mais en fait, l’album entier a été écrit avec en filigrane la menace atomique au dessus de nos têtes. Sur l’album suivant (Happiness, 1994), le titre « Dear Mr Murdoch » parle de cette presse de caniveau qui sévit en Grande Bretagne et dont Freddie Mercury, alors malade, avait tant souffert, harcelé qu’il fût par les paparazzis… Et rien n’a changé depuis… Nos gouvernants refusent de faire voter des lois de protection de la vie privée, comme vous en avez en France. Ils préfèrent laisser le peuple s’abrutir d’images et d’articles bêtifiants, semble t-il… Nos politiciens sont nuls, je ne les aime pas ! Egalement sur cet album, la chanson « Nazis » en 1994 créa une polémique… Incroyable scandale au sein d’une démocratie ! Elle parle des néo-nazis qui nient le génocide juif et j’exprime juste le fait qu’ils nous trouveront sur leur route, ils n’ont aucune chance ! Je regardais un reportage à la télé sur la montée de ce phénomène en Allemagne et, de rage, la chanson fût écrite dans les deux heures qui ont suivi. Et pour une raison que je ne m’explique pas, le titre, alors qu’il marchait très bien, fût censuré par la BBC, et retiré des magasins de disques. Ils ont, bien entendu, reçu des menaces mais je ne pense que ce soit la bonne attitude à adopter face à ces gens là. Egalement sur cet album, la chanson « Old Friend » est dédiée à Freddie et, sur l’opus suivant, Electric Fire (1998) le titre »Where are you now » ? évoque l’absence d’un de vos proches. S’agit-il encore de Freddie ? Oui, j’ai ressenti, pendant près de dix ans après son départ, son absence et je la vis encore de nos jours bien qu’un peu atténuée. Nous étions très proches, des amis, des collègues de travail, il fût mon témoin de mariage et nous riions en permanence ! Dans cette chanson, j’évoque le sentiment d’être juste paumé : « J’ai besoin d’un plan de vol, une direction / J’en ai besoin maintenant / Dis-moi où es tu car nous avons besoin de toi. » Egalement sur Electric Fire, vous écrivez sur le premier single, « Pressure On », : « Je pense à toi et à moi, nous avons vieilli/ mais nous ne nous sentons toujours pas libres. » Pensez-vous que votre génération qui a connu le Swinging London a été trop libre ? Trop libre ? Pensez vous ! On n’est jamais trop libre ! Quand j’étais gamin, mes parents me laissaient faire ce qui me plaisait, mais dans un environnement sûr. Je détestais l’école mais notre éducation était bonne et je pense que ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui – les ordinateurs, selon moi, prennent une place trop importante dans la vie des gamins : ils tendent à remplacer les contacts humains. Toujours sur Electric Fire (1998), il y a cette chanson, « Believe In Yourself »: « Je croyais que j’étais un loser / que je ratais tout ce que je faisais. » A quoi faisiez-vous allusion ? Il s’agit d’un message très simple pour chacun d’entre nous : je détestais l’école, j’y étais nul et je pensais vraiment que je ne ferais jamais rien de ma vie ! Juste poursuivre ses rêves, croire en soi, rien de révolutionnaire… Étiez-vous sûr de vous quand le groupe a commencé à marcher ? J’étais confiant dans mes capacités à la batterie et du fait que je savais chanter. Quant à l’écriture de chansons, non, j’étais très peu en confiance et cela m’a pris beaucoup de temps et de travail avant d’être, je pense, au point. Les premiers titres que je proposais au groupe étaient franchement mauvais ! Qu’avez-vous ressenti alors quand une de vos chansons, « Radio Gaga » (The Works, 1984) écrite pour le groupe, est devenue pour la première fois un immense hit ? Bien entendu, une immense fierté ! Freddie, en tant que fantastique créateur, tenait le premier rôle dans l’écriture des succès du groupe et je ne pensais pas un jour arriver à créer des tubes tout comme lui. Mais vous devez savoir que nous étions de vrais camarades et l’émulation prenait le pas sur la jalousie, bien que nous ayons tous les quatre des putains de caractère ! Freddie m’encourageait constamment dans l’écriture, tout comme il le faisait avec notre bassiste John Deacon, créateur des planétaires « Another One Bites The Dust » et »I Want To Break Free ». Au final, dans la deuxième partie de carrière du groupe, la section rythmique prit le dessus sur les maîtres en termes de hits ! A propos de caractères, sur l’album de Queen The Miracle (1989), le décision est prise, afin de calmer les soucis d’ego, de co- signer collectivement tous les titres. C’était une initiative de Freddie, et c’était fantastique ! L’idée était d’arrêter de se chamailler pour placer son titre comme single et co-écrire tous ensemble pour le meilleur. Il me semble que cela se ressent en terme de qualité aussi bien sur The Miracle comme sur son successeur Innendo (1991) si on les compare aux opus précédents. Revenons à l’actualité de votre dernier album, de quoi parle la chanson « Fight Club » ? Je suis parti du constat un peu triste que l’existence de tout être, de part sa naissance, est liée à un déterminisme social dont il aura du mal à s’extraire. Bienvenue au club où il faudra tenter de faire sa place, de se battre tout en essayant de rester un homme digne et respectueux… Toujours sur votre nouvel album, quel est le thème de « Quality Street« ? Elle parle de l’aspiration très terre-à -terre d’un travailleur : rêver d’une maison, une femme, une voiture. Cela comblerait sa vie, son univers mental ne lui permet pas l’accès à une autre dimension…Et, contre toute attente, il découvre un diamant qui va changer le cours de son existence, mais gardons le mystère, il faut écouter la chanson ! Votre single actuel « Sunny Day » qui passe beaucoup en radio en ce moment est votre « Hymne A La Joie » ! Vous souvenez-vous de votre premier choc musical, l’instant où vous vous êtes dit : « C’est ça que je veux faire ! » Ah oui ! très précisément ! J’ai sept ans et « Rock Around The Clock » de Bill Haley passe sur la BBC, quelle claque ! Cette radio, à cette époque, était si conservatrice, on avait le choix à longueur de journée entre Doris Day ou Franck Sinatra, quelle ringardise ! Et là, cette chanson si différente, puis Elvis, un peu plus tard. Oui, les temps changeaient, quelque chose allait se passer, il fallait nettoyer ces trucs poussiéreux… Je me suis dit : « Je veux faire partie de ça ! » Quid de votre processus créatif ? Ecrivez-vous d’abord le texte ou la musique ? Cela dépend, c’est très variable ! Ainsi, sur « One Vision » (Queen, A Kind Of Magic, 1986), les mots me sont venus en premier, comme une sorte de poème, en pleine nuit.. Parfois c’est l’inverse : tu trouves une jolie progression d’accords au clavier puis adaptes le texte ensuite, par exemple sur l’album qui sort ces jours-ci, le titre »Be With You ». Quels sont vos goûts musicaux actuels ? Je trouve que, de nos jours, la musique est beaucoup trop formatée. Par contre, les filles prennent plus de place dans le paysage actuel, ce qui me plaît. J’apprécie beaucoup un groupe islandais qui s’appelle Sigur Ros, à l’atmosphère onirique qui me comble. Avez-vous une relation particulière avec la France ? La mère de mes deux premiers enfants est française. Ils ont reçu une éducation bien de chez vous, ils allaient au lycée français de Londres et ont fait de brillantes études, je suis très fier d’eux. Je pense que votre système éducatif est meilleur que celui du Royaume-Uni. Pour faire connaître le patrimoine musical de Queen, vous avez créé un groupe qui reprend vos plus grands succès, Queen Extravaganza, et qui tourne actuellement en Angleterre. Ils reproduisent à la perfection les harmonies vocales si riches que vous avez contribué à écrire avec Brian et Freddie. Etait-ce facile pour vous de jouer de la batterie et de chanter sur scène ? Etiez- vous en compétition avec Freddie ? Non, pas du tout ! On se tenait les coudes les uns les autres, c’est ça un groupe ! Freddie était très content d’être soutenu vocalement et il me stimulait à merveille, c’était épuisant, mais j’adorais cela ! Il prenait la voix de basse quand je faisais la seconde voix plus haute et il y avait une harmonisation naturelle entre nous, c’est comme si on jouait au chat et à la souris vocalement ! L’illustration parfaite de vos propos apparaît sur « Action This Day« (Hot Space, 1982) lors de votre tournée japonaise de 1982. Et Parfois, sur « Somebody To Love » (Day At The Races, 1976), notamment à Montréal en 1981, vous finissiez carrément la chanson en lead ! C’était improvisé ! Cela se produisait quand Freddie était épuisé vers la fin du morceau. Je sentais qu’il n’en pouvait plus et prenais le relais : il faut dire qu’il mettait toute son âme lorsqu’il chantait ce titre, cela semblait quelque peu autobiographique… A propos de scène, après la tournée suivant la parution de votre dernier album solo en date (Electric Fire, 1998), vous aviez déclaré ne plus vouloir tourner, avez vous changé d’avis aujourd’hui ?
Tout dépendra de l’accueil qui sera réservé à Fun On Earth. En 1998, j’étais vexé par le peu de succès de l’album, alors que j’étais très fier de mes chansons. C’est la raison pour laquelle j’ai pris autant de temps pour ressortir un opus. Mais, si il fonctionne bien, je ferai une tournée en Angleterre et pourquoi pas vous rendre visite à Paris.
Je me souviens d’un show case magnifique en 1994 à Paris dans les studios d’Europe 1 à la sortie de Happiness. Avec Queen, vous êtes reparti sur la route ces dernières années. Pourquoi votre association avec Paul Rodgers s’est-elle interrompue ? Dans notre esprit, il ne s’agissait pas, vous vous en doutez bien, de remplacer Freddie mais, pour un temps déterminé, de nous associer avec d’autres chanteurs. Le fait que Freddie soit un grand fan de Paul, chanteur du groupe Free à l’époque, a été déterminant dans notre choix .On a beaucoup tourné entre 2005 et 2008 et ce fût très agréable. Mais, dans le fond, Paul est un chanteur de blues et je pense qu’interpréter sur scène « I Want To Break Free » devait lui peser ! On s’est quitté très bons amis et il n’est pas dit que nous ne nous retrouverions pas dans le futur.
Visuel : pochette album
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