Freddie Mercury, un dieu moustachu
L'écrivain Simon Liberati a vu pour nous le biopic retraçant la vie du chanteur de Queen. Un destin et un film à la fois sucrés, velus et tonitruants.
On imagine mal le nombre de moustachus qui envahirent le café de Flore et tous les lieux à la mode entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Le raz-de-marée apporta un nouveau public à Queen. Sauvant le groupe des poubelles de l'histoire. Show must go on : après dix ans d'incubation et un avatar ayant, hélas ! dépassé sa date de péremption (Sacha Baron Cohen a été remplacé par Rami Malek, formidable dans le rôle), voici enfin l'heure de retrouver au cinéma l'idole telle qu'en elle-même l'éternité la change.
C'est en Afrique que débute la légende de Queen. Juste après la Seconde Guerre mondiale, le protectorat de Zanzibar (Tanzanie actuelle) est encore un sultanat soumis à la couronne d'Angleterre. Farrokh Bulsara, le futur Freddie Mercury, y naît le 5 septembre 1946. Son père, Bomi (mort à 95 ans en 2003), est comptable pour le bureau colonial britannique. La famille, d'origine indienne, appartient à la communauté parsie – ces Perses ayant fui leur terre après sa conquête par les musulmans pour continuer à pratiquer le zoroastrisme, soit le culte professé par Zarathoustra. En 1953, Farrokh est envoyé en Inde aux bons soins de sa grand-mère maternelle ; il est placé dans un internat, l'école de garçons St. Peter à Panchgani. Bons résultats, excellents en ping-pong. Passionné de musique, il passe son temps à imiter la chanteuse Lata Mangeshkar devant le poste de radio à lampes de sa grand-mère. Il prend aussi des cours de piano et participe activement aux spectacles de l'école. En 1962, il entre à la St. Mary High School de Mazgaon, à Bombay. Il joue du piano depuis l'âge de 12 ans dans un groupe de rock, The Hectics (« Les Épileptiques »). Très timide, il reste en retrait.
En 1964, alors que Farrokh a 17 ans, le sultan de Zanzibar est renversé, la famille Bulsara s'exile en Angleterre, s'installant dans une maison de la banlieue de Londres. Farrokh se destine à des études artistiques et intègre en 1966 le Ealing Art College de Londres. L'Angleterre est en pleine beatlemania, et Farrokh n'échappe pas à la règle. D'après ses biographes, il voue aussi un culte à Jimi Hendrix, l'ancien guitariste de Little Richard, qui se produit à l'époque dans les petits clubs. Liza Minnelli sera son autre grande influence. Vers 1967, il dessine des vêtements et s'essaie à la BD, avant d'intriguer (façon All about Eve) pour intégrer le groupe Smile, composé de Tim Staffell, son voisin de lit à l'école d'art, Brian May et Roger Taylor, en tant que second chanteur. Tim Staffell finit par lui céder sa place et abandonne la musique pour une moelleuse carrière de modéliste à la BBC. Après plusieurs groupes sans lendemain, Farrokh tient un stand de vêtements vintage tout en travaillant en semaine comme bagagiste à l'aéroport de Heathrow.
C'est en 1970 qu'il forme Queen avec les deux membres restants de Smile, qui venaient de signer un contrat chez Mercury. Nom de scène qu'il adopte. Ici commence Bohemian Rhapsody, le biopic de Bryan Singer, clairement contrôlé par les survivants de Queen et les ayants droit du chanteur défunt. La rencontre avec Smile, redorée par les soins des scénaristes, a peu à voir avec les faits historiques. Le jeune « Paki » – c'est ainsi qu'il est présenté – fait des vocalises devant le groupe de chevelus qui l'engage à l'essai, non sans s'être moqué de sa dentition. L'ambiance du film, le jeu extraverti de Rami Malek, le rythme survolté du montage font penser à Showgirls, de Paul Verhoeven. C'est une hagiographie menée avec brio, surtout dans la première heure du film.
En 1970, Freddie se met en ménage avec la blonde et cool Mary Austin, vendeuse chez Biba, l'extravagante boutique londonienne, archétype du « Bohemian Chic ». Un palais de féerie maigrement rendu dans le film par un vase de fleurs Art déco, un portant de vêtements et quelques figurants déguisés. Mary restera toujours proche de Freddie, même après son outing en 1974 dans l'hebdomadaire New Musical Express, en pleine mode glitter(favorable aux bisexuels type Bowie ou T. Rex). Épisode négligé par le biopic, qui préfère mettre en avant l'omerta observée ensuite par Freddie sur ses moeurs et ses origines. Parti pris qui hétérocentre le point de vue. C'est Mary, la famille indienne et les trois musiciens chevelus qui font figure de gentils, les méchants étant les requins du rock et les pédés (surtout moustachus).
Le testament du chanteur confirme ce point de vue : Mary a hérité de son palais londonien, ainsi que de la moitié de sa fortune et des droits d'auteur à sa mort, la famille récupérant l'autre moitié. Le dernier amant reçoit 500 000 livres, comme son chef cuisinier.
1971 : premier album sous le signe du prog rock néopsychédélique façon Genesis ou Yes. Les vocalises harmonieuses de Freddie Mercury, les références multiples, les morceaux interminables et le gros travail de production vont dans le sens de la musique ambiante, mais manquent de cette simplicité rock revenue avec les punks, dont le règne correspondra paradoxalement au couronnement commercial de Queen. Les scénaristes de Bohemian Rhapsodycontinuent la fable en rendant l'atmosphère des compositions à leur manière. Après Showgirls, la référence cinéma qui vient à l'esprit (moumoute verte et grande bouche du héros) est Le Muppet Show : une soupe baroque, mélange d'opérette électrifiée et d'hymnes martiaux pour champions de ping-pong bourrés, façon « We are the champions ». Les punks vomissaient sur Queen. Les uns crevaient d'héroïne pendant que les autres survendaient leur boucan planétaire. Queen est donc un groupe ultraringard et grand public à la fin des années 1970 – moment où Freddie perdant sa crinière choisit le look folle cuir du Meat Market, style Village People.
L'arrivée de la moustache est valorisée par une mise en scène musclée. La métamorphose du « glitterrian » bisexuel en client assidu des bars cuir new-yorkais, l'Anvil ou The Toilet, tient tout entière à cet appendice. Le film (tout public) fait toutefois l'impasse sur le fist-fucking, les poppers et les comptoirs à pisse, préférant la métonymie d'un after discret en compagnie d'un cuir méchant et d'une bande de motardes.
Moustachus = drogues dures = mauvaises décisions = sida. Sur cette base aussi efficace que simpliste, la seconde partie du film conte le désarroi, devant la dérive de Freddie, de ses collègues musiciens toujours aussi chevelus (pour garder ce look en 1983-1984, tout en buvant du Pepsi, il fallait être sous contrat chez Disney – à moins qu'il ne s'agisse de perruques), de la famille hindoue digne et fidèle à ses valeurs ancestrales, et de Mary, toujours humide de larmes et jeune maman.
Queen Kong a perdu la raison, mais il la retrouve grâce à deux malédictions : le sida et Bob Geldoff, le prophète du charity-business en faveur de l'Éthiopie. C'est le final grandiose du Live Aid à Wembley avec Roll's Royce, doc d'archives, Diana et Charles, figurants clonés et Freddie-Rami Malek se livrant à son show, calqué sur le vrai. Dernière séquence en temps réel : les vingt minutes qui furent l'acmé de la vie de Freddie paraissent interminables, bercées par une musique atroce, les vocalises de Castafiore enrouée, les larmes du public et celles des parents Bulsara, réconciliés avec leur fils et leur nouvelle bru, Jim (enfin un gentil moustachu !). La vendeuse de Biba retrouve son roi Farrokh…
La fin fut terrible, comme pour toutes les victimes de la maladie. Elle nous est épargnée par le biographe qui préfère, on l'aura compris, baisser le rideau sur fond de rock caritatif.
L'écrivain Simon Liberati, auteur d'Eva et de California Girls, a récemment signé chez Stock Les Rameaux noirs, Les Violettes de l'avenue Foch et récemment Occident (Grasset).